N’eût été cet été nu...
Roman graphique dont l’histoire se déroule dans un camp de nudistes. Les éditions du Boréal, Montréal, 104 p. 1987
Petite fable mettant en scène l’œil et la main et l’auteure de ces lignes
Un bel après-midi d’automne, l’auteure de ces lignes se présente à un atelier de modèles vivants avec une valise bourrée de crayons, fusains, pastels, pinceaux et plumes de toutes sortes. Elle tâte un peu de tout avant de faire son choix. Écartant d’emblée les pointes molles, elle opte pour une plume au trait dur et incisif. Une lutte sans merci s’engage alors entre son œil et sa main…
L’œil essaye tout de suite d’imposer sa trajectoire, mais la main, nullement impressionnée, prend un malin plaisir à errer ici et là, s’attardant sans aucune retenue sur un défaut anatomique ou allant farfouiller dans une touffe de poils. Il en résulte un genre d’animal non identifiable, tout à fait impropre à la publication.
Puis, petit à petit, l’œil laisse à la main une plus grande liberté en échange de quoi la main concède à l’œil un peu plus de rigueur.
De ce duel entre l’œil et la main naissent des centaines de personnages qui, bien que marqués par une naissance difficile, ont ce qu’on appelle «de la personnalité».
Leur auteure n’aurait jamais eu l’idée de les présenter dans un concours de beauté, mais elle les trouve tout de même assez bien pour leur payer des vacances dans un camp de nudistes. Ils se disent entre eux qu’elle leur doit bien ça… Elle les installe donc dans des décors on ne peut plus bucoliques et invente sur eux les histoires les plus farfelues.
Elle aurait pu et peut-être dû, à ce moment-là, se contenter de s’amuser avec ses personnages, mais le dur combat que se livrent son œil et sa main la laisse perplexe et l’amène à s’interroger sur le processus de création d’une image. Bien que connaissant l’existence de certaines études sur le sujet, notamment sur les rôles respectifs du côté gauche et du côté droit du cerveau, elle préfère fonder sa recherche sur sa propre expérimentation.
Elle décide d’intégrer à son récit des épisodes qu’elle pourrait illustrer dans des styles complètement différents de manière à pouvoir observer comment se comportent l’œil et la main dans chacune des situations. Elle associe l’œil à une approche plus rationnelle et plus logique de la réalité et la main à une façon plus intuitive et plus émotive d’appréhender le monde. Et la bataille entre l’œil et la main reprend de plus belle…
1re manche. L’œil s’arroge le plus beau rôle. Il s’agit de reproduire des photos que d’anciens campeurs ont envoyées au propriétaire du camp. L’œil se veut aussi objectif que l’objectif de la caméra et la main doit suivre docilement son parcours dans la photo. Cela demande évidemment un minimum d’entente entre eux. Or l’œil tient avant tout à la fidélité de la reproduction tandis que la main ne peut s’empêcher d’exagérer certaines expressions et certains détails. Elle se fait taper sur les doigts à maintes reprises et ne peut cacher sa mauvaise humeur.
2e manche. La deuxième série de dessins est d’ordre purement imaginaire et c’est alors que la main en profite pour prendre sa revanche. Complètement hystérique, elle insulte l’œil: «Au diable la perspective! Au diable les proportions!». Et, sans doute pour le semer une fois pour toutes, elle parcourt la feuille à une vitesse folle, se contentant de l’effleurer à certains endroits, la prenant d’assaut à d’autres. La sueur fait glisser la plume entre ses doigts. Elle a perdu tout contrôle de la situation. Elle dessine un équilibriste et elle tremble d’effroi à la seule idée qu’il se casse le cou. Cela devient insupportable ! L’auteure décide de s’en mêler…
3e manche. Elle cherche un style qui exciterait tout autant l’œil que la main et qui illustrerait de façon simple et efficace une tranche de la vie d’un personnage de l’album. Un maximum d’informations en un minimum de lignes, une stylisation qui emprunte à la fois à la caricature et au dessin d’enfants. Certains éléments du dessin sont grossis exagérément, d’autres sont comprimés ou carrément escamotés. L’œil et la main prennent un tel plaisir à ce jeu qu’ils en oublient presque leurs vieilles querelles intestines.
Mine de rien, petit à petit, l’album prend forme et l’auteure le trouve un jour assez achevé pour le présenter à un éditeur. Antoine del Busso, alors directeur des éditions du Boréal, accepte de le publier. C’est là, en gros, la genèse de N’eût été cet été nu… qui procura beaucoup de plaisir à son auteure.
Le plaisir fut, semble-t-il, partagé puisque Jocelyne Lepage écrivait dans La Presse du 20 juin 1987 : «C’est le genre de petit livre qui se lit en moins d’une heure et dont on sort rafraîchi, ragaillardi. Il faut l’essayer en prenant son bain ou en se laissant dorer par le soleil. On se dit après que la vie vaut la peine d’être vécue, surtout l’été. Suffit de ne pas la prendre trop au sérieux.»